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  • Photo du rédacteurRafael

Le rendez-vous manqué


Johan Cruyff avec le maillot des Pays-Bas lors de la Coupe du monde 1974

Cette Coupe du Monde aurait dû être son Graal, sa consécration, sa toile de maître la plus aboutie. Elle aurait dû être la cerise sur le gâteau d’une carrière riche en buts, en gestes géniaux et en émotions. Pourtant, il n’en fut rien. En 1977, à l’aube du Mondial argentin, et contre toute attente, Johan Cruyff annonce qu’il ne prendra pas part à la plus grande fête du football mondial, prévu l’année suivante. Une décision incompréhensible pour les Pays-Bas, qui doivent se passer des géniales arabesques de son numéro 14. Si pendant de nombreuses années, bon nombre de rumeurs ont circulé sur la surprenante absence du fantastique Néerlandais, la triste vérité elle, est sortie, un jour de 2008, trente années pile après le tournoi argentin. À l’heure où la Coupe du Monde 2022 nous offre une énième confrontation entre les Pays-Bas et l’Argentine, retour sur une histoire bien connue, mais éminemment représentative d’une époque troublée, entre dictature, choix cornélien, et ballon rond.


Le sens du sacrifice


1977 est une année formidable. À cette époque, Boney M fait danser le monde entier sur « Daddy Cool », Eagles fait naître des milliers de romances sur « Hotel California » et Michel Polnareff écrit sa touchante « Lettre à France ». Sur le grand écran, « Saturday Night Fever » fait de John Travolta la nouvelle coqueluche hollywoodienne et « Star Wars » casse le box-office en s’imposant comme la nouvelle référence cinématographique du moment.


Côté football par contre, l’heure est un peu moins à la fête. Si l’époque est grandiose, marquée notamment par des joueurs et des équipes qui restent encore aujourd’hui dans les mémoires collectives, la planète foot se déchire en cette année 1977, avec comme toile de fond, l’ombre (déjà) planante d’un boycott initié en grande partie par des intellectuels français et des réfugiés argentins.


Prévu pour l’année suivante en Argentine, le Mondial déchaîne déjà les passions et les débats d’intellectuels de salon. Mais pas question ici, de ballon rond ou schéma tactique, mais bien de politique, car entre l’annonce de l’hôte de la Coupe du Monde et 1978, l’Argentine a vu resurgir de vieux démons et la dictature s’est à nouveau emparée du pays, seulement six ans après la fin du règne de Juan Carlos Onganía, entre 1966 et 1970.


Dirigée d’une main de fer depuis 1976 par Jorge Videla, un nationaliste-catholique s’érigeant comme rempart contre « le communisme et le marxisme » et « défendant les intérêts de la famille catholique », l’Argentine sombre petit à petit dans la folie auto-destructrice, au même titre que ses voisins. Bien intégré dans un projet transcontinental rapidement baptisé « Opération Condor », le Bataillon d’Intelligence 601 (une officine des services secrets) fait parler sa barbarie et la torture, l’assassinat d’opposants, l’expropriation ou les enlèvements deviennent monnaie courante au pays.


Pour la junte militaire, le Mondial tombe à pic donc. Comme pour Mussolini lors de la Coupe du Monde 1934, la compétition doit servir de vitrine pour le régime, afin de vanter les mérites d’un modèle argentin fort socialement, économiquement et sportivement, sur la bonne voie démocratique et loin des exactions qu’on lui prête volontiers dans la presse mondiale. Pour Videla, pas question d’envisager autre chose que le sacre final. Une victoire affirmerait non seulement la puissance de l’Argentine sur la scène footballistique mondiale, mais permettrait également de légitimer sa politique, en plus d’acheter temporairement la paix sociale, dans un pays hautement instable et qui voit se succéder des régimes et des dirigeants différents depuis plus de trois décennies.


C’est dans ce contexte politique extrêmement tendu qu’apparaît alors Johan Cruyff. Le Hollandais Volant, dépositaire du jeu barcelonais, et qui sort d’une probante saison à vingt buts avec le Barça, est la star incontestable et incontestée de cette fin de décennie. Leader technique et charismatique des Oranjes, avec qui il a atteint la finale de la précédente Coupe du Monde, Cruyff sait que l’édition 1978 pourrait être son ultime chance de soulever le plus beau des trophées.


Pourtant, et contre toute attente, en octobre 1977, Johan Cruyff annonce la fin de sa carrière internationale, avec effet immédiat. La nouvelle est accueillie avec stupeur et incompréhension, notamment aux Pays-Bas, où les Néerlandais encaissent durement ce coup de massue. Malgré les pétitions demandant au Prince d’Amsterdam de revenir sur sa décision, et l’intervention de la Reine Juliana en personne, lui demandant de reconsidérer sa retraite, rien n’y fait et les Oranjes se retrouvent orphelin de leur virtuose, à quelques mois seulement du Mondial.


L’affaire du Commando


Dès lors pour les médias, il ne fait plus aucun doute que la retraite de Johan Cruyff n’est qu’un boycott déguisé. Très vite, la rumeur enfle et devient la raison officieuse de la non-présence du magicien Oranje au Mondial argentin. Pour la junte militaire, c’est un semi-coup dur. Si la retraite de Cruyff est un bon coup sportif, faisant des Pays-Bas une menace moins importante pour les plans de l’Albiceleste, elle reste quand même problématique pour un régime cherchant à faire éclipser ses exactions grâce aux arabesques des stars de la planète football.


Pourtant, quand on connaît le bonhomme, impossible d’être surpris. Dans une époque où le footballeur devient un personnage public à part entière, Cruyff fait figure de précurseur dans ce nouveau rôle. Lui, le Néerlandais devenu catalan de cœur et d’esprit, n’a jamais hésité à prendre position en faveur de la Catalogne, dans une Espagne franquiste imposant l’unionisme national plutôt que le particularisme régional. Refusant de s’engager avec un Real Madrid qu’il jugeait trop proche des franquistes, et nommant son fils avec un prénom catalan (un acte prohibé à l’époque), Cruyff n’hésite jamais à aller au charbon médiatique et politique quand la situation l’exige, s’attirant souvent les foudres du régime espagnol.


Si Till ne s’est jamais vraiment déclaré en faveur d’un parti ou d’un courant politique, le joueur a toujours eu la liberté chevillée au corps, n’acceptant pas l’injustice sociale, d’où qu’elle vienne. À la fois pur produit de son époque, marqué par une forte libéralisation de la société, et digne héritier d’une société néerlandaise très attachée aux libertés individuelles, le Cruyff de la vie de tous les jours ressemble parfaitement à ce qu’il est sur le terrain : un électron libre qui dicte sa propre loi et qui ne se laisse marcher dessus par personne.


Et puis, 1978 est arrivée, avec sa Coupe du Monde « de la honte ». Amputés de leur meilleur joueur, les Pays-Bas se hissent tout de même, et pour la deuxième fois d’affilée, en finale, face à une Argentine talentueuse certes, mais également bien aidée par quelques coups de pouce téléguidés par la junte de Jorge Videla. Malheureusement, comme en 1974, les Néerlandais échouent aux portes de la gloire, cédant en prolongation sur deux coups de semonce de Kempes puis du Petete Bertoni.


L’affaire Cruyff, elle, se tasse une fois la Coupe du Monde finie. Le Hollandais Volant, en fin de carrière, ne remettra jamais le maillot orange et s’envole pour les États-Unis pour se refaire la cerise financièrement, lui qui est poursuivi par le fisc espagnol et qui doit faire face à une montagne de dettes, après s’être fait escroquer dans une sombre histoire d’élevage porcin. Deux ans pour rien ou presque avant de revenir en Espagne, à Levante, puis de finir aux Pays-Bas, chez lui à l’Ajax tout d’abord, avant de filer chez l’ennemi de Rotterdam, au Feyenoord, après une dispute houleuse avec les dirigeants ajacides, qui ne souhaitaient pas renouveler son contrat. Une fin de carrière en dents de scie, bien loin des standards affichés toute sa carrière par le légendaire numéro quatorze.


Pourtant, en 2008, trente années pile après le tournoi argentin, cette histoire devenue légende un peu poussiéreuse, a connu un dénouement presque inattendu, initié par le principal protagoniste de l’histoire : Sa Majesté Johan himself. Invité sur Catalunya Radio, Cruyff livre enfin la vérité sur cette histoire et balaye définitivement les rumeurs sur un prétendu boycott : « Il y a eu beaucoup d’histoires inventées, mais ce n’était pas pour des raisons politiques, sinon je n’aurais jamais accepté de jouer en Espagne, sous la dictature de Franco »


Le vrai motif ? Une raison beaucoup plus sombre et bien plus triste, qui nous ramène brutalement à la réalité d’un simple homme, parfois considéré comme une divinité par certains : une tentative de kidnapping par un commando à son domicile barcelonais, dans le courant de l’année 1977.


« À ce moment, quelqu'un est venu, a pointé un fusil sur ma tempe, j'étais ligoté, ma femme était ligotée, les enfants, eux, étaient présents dans l'appartement de Barcelone. »


Protégé lui et sa famille par la police pendant des mois, et escorté pendant les déplacements du club barcelonais, Cruyff se sent « usé, fatigué » par la situation et ne pense pas être « à 100 % » mentalement et physiquement pour pouvoir défendre les couleurs de l’Orange Mécanique. Avec cette tentative d’enlèvement en plus, le joueur fait face à un dilemme cornélien. Mais pour lui, tout est limpide : impossible désormais de s’éloigner trop loin et trop longtemps de sa famille. « Il y a des moments où d'autres valeurs priment dans la vie ». Et si pour Cruyff, cette décision n’a eu « aucun impact sur sa carrière », impossible quand même de ne pas avoir quelques regrets, même minimes, sur la fin de romance tragique entre Johan l’espiègle et les Bataves.


Argentine contre Pays-Bas, l’histoire d’un match devenu classique


À quelques heures du quart de finale opposant les Pays-Bas à l’Argentine, impossible de ne pas se remémorer l’affaire Cruyff. Cette histoire, aujourd’hui réglée donc, laisse tout de même quelques questions en suspens. La première évidemment est avant tout humaine : mais qui est derrière la tentative d’enlèvement de Johan Cruyff ? Des proches du régime franquiste souhaitant faire payer les multiples affronts du néerlandais au régime ? Des opposants à Videla voulant faire pression sur un joueur majeur du futur tournoi ? Une question qui reste sans réponse, encore aujourd’hui et qui le restera sûrement à jamais.


Sportivement parlant, la question mérite également d’être posée. En renonçant au Mondial 78, Johan Cruyff est indirectement responsable de l’une des plus grosses interrogations de l’histoire du football. En acceptant finalement de rejoindre les Oranjes lors du Mondial, Johan Cruyff aurait-il pu être ce fameux facteur déterminant, capable de briser le plafond de verre d’une génération brillante à la poursuite de sa première étoile ? Là, aussi, impossible de le savoir, mais le rêve est permis. Si le football aime se cantonner au fait, il n’empêche néanmoins pas les songes, même les plus fous.


Si l’histoire nous a offert quelques beaux moments entre les Pays-Bas et l’Argentine, depuis la fin de la décennie 90 et les débuts des années 2000, cette affiche alléchante s’est véritablement transformée en classique de la Coupe du Monde, argentins et néerlandais s’affrontant pour la quatrième fois sur les sept derniers tournois.


Il y a eu d’abord 1998 et l’ouverture de De Boer pour l’enchaînement contrôle-crochet scolaire mais terriblement efficace et majestueux du génial Dennis Bergkamp. Puis huit ans plus tard en Allemagne, les débuts en tant que titulaire lors d’un Mondial d’un certain Lionel Messi, quelques jours avant ses dix-neuf ans. Et puis, forcément, la demi-finale de 2014, verrouillée à double tour par les hommes de Van Gaal et ceux du regretté Sabella. Une demi-finale emportée aux tirs aux buts par les Argentins, grâce aux exploits de Sergio Romero (stoppant les tentatives de Vlaar et de Sneijder) et à un penalty décisif de Maxi Rodríguez. 2022 sonne donc comme une petite revanche pour les Oranjes. Le passif sportif commun entre les deux nations ayant fait naître un ersatz de rivalité plutôt bon enfant, va forcément un peu peser dans les têtes ce vendredi à Lusail à l’heure des retrouvailles. Et nul doute que de là-haut, Johan et Diego se trouveront un bout de nuage près du Panthéon des Divins, afin de profiter du match comme nous autres, simples mortels.


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