Dominique de Villepin, ancien Premier Ministre et Ministre des Affaires Étrangères, disait en 2015 : "Chaque guerre appelle une nouvelle guerre". C’est un peu l’impression que l’on peut avoir à quelques heures de ce États-Unis - Iran, décisif pour la qualification en huitième de finale du Mondial 2022. En effet, cette rencontre n’est pas une première. En 1998 en France, les deux sélections se sont déjà retrouvées dans le même groupe à la Coupe du Monde. À l’époque déjà, l’affiche inédite dépassant le cadre du sportif de par sa symbolique, fait couler beaucoup d’encre tant les relations entre les deux pays sont tendues.
Des relations diplomatiques tendues
Pour comprendre cette situation diplomatique, il faut remonter à 1953. Mohammad Mossadegh est alors le Premier Ministre iranien et décide de nationaliser les installations pétrolières du pays aux dépens de l’Anglo-Persian Oil Company. En réponse, et par crainte de voir l’Iran se rapprocher des Soviétiques, les Américains et les Britanniques organisent un Coup d’Etat et rétablissent le pouvoir du Shah Mohammad Reza. Ce dernier instaure une politique autoritaire et tournée vers l’Occident durant ses vingt-six années de règne. En 1979, les révolutionnaires du pays le renversent et l’Ayatollah Khomeini revient d’exil pour occuper le poste de Guide de la Révolution. Dans le même temps, une prise d’otage a lieu à l’Ambassade des États-Unis ce qui tend d’autant plus les relations...
Depuis, la République Islamique d’Iran perdure et a fait du “Grand Satan” américain et d’Israël ses deux principaux ennemis. La vie intérieure du pays est régie selon un Islam chiite radical que les Gardiens de la Révolution (les Pasdaran en farsi) s’attèlent à faire respecter d’une main de fer. L’Iran est d’ailleurs le leader du monde chiite ce qui lui vaut d’être en conflit également avec plusieurs de ses voisins moyen-orientaux. On pense tout d’abord à la guerre qui l’a opposé à l’Irak de Saddam Hussein entre 1980 et 1988, mais aussi à sa rivalité avec l’Arabie Saoudite dans la quête de leadership dans le monde musulman ou encore à ses nombreuses ingérences dans les pays ayant une forte communauté chiite via le Hezbollah notamment. Enfin son programme nucléaire pose question en Occident, est-il à visée strictement civile ou bien comporte-t-il une dimension militaire ? En bref, l’Iran fait office de perturbateur sur la scène diplomatique arabo-musulmane et même internationale.
Sur le plan sportif, les deux nations sont moins présentes que sur le plan géopolitique. L’Iran est tout de même une nation majeure du football asiatique avec notamment trois Coupes d’Asie et reste sur trois participations consécutives en Coupe du Monde. On compte parmi ses joueurs notable Ali Daei, auteur de cent-neuf buts sous le maillot de la team Melli, il fut le meilleur buteur de l'histoire des sélections jusqu'à ce qu'un certain Cristiano Ronaldo vienne le détrôner l'année dernière. On pense aussi à Javad Nekounam que les suiveurs du football espagnol connaissent pour avoir évolué pendant sept saisons pour les couleurs d'Osasuna et qui fait partie aujourd’hui du staff de l'équipe nationale.
Du côté des États-Unis, le rapport au “soccer” est plus particulier. D'autres sports, comme le baseball, le basketball ou le football américain y sont bien plus développés. Aussi, la team USA n'est pas des plus performantes comparées aux nations européennes ou même latino-américaines, bien qu'elle compte onze participations en Coupe du Monde avec des résultats honorables dont une demi-finale lors de la première édition en 1930 et un quart de finale lors du Mondial 2002. Toutefois, si le "soccer" est plus un sport d'Américaines que d'Américains, l'équipe masculine a fait de réels progrès ces dernières années notamment via le développement de son championnat local la MLS.
Le match aller
Le 21 juin 1998, le monde du football a les yeux rivés sur le stade Gerland de Lyon. Les États-Unis et l’Iran s’affrontent dans le cadre de la deuxième journée du groupe F du Mondial 98. Les médias et les politiciens s’emparent alors du sujet, chacun y ajoute son grain de sel. Les principaux concernés, les joueurs et staffs des deux équipes, tentent tant bien que mal de dépolitiser le match. Le sélectionneur iranien Jalal Talebi déclare notamment à l’époque : “Je ne suis pas un homme politique, je suis un sportif”. Seuls quelques joueurs attisent quelque peu les flammes, à l’instar de Khodadad Azizi, ils disent vouloir venger la guerre contre l’Irak soutenu par les Américains.
Lors du match aucune tension particulière n’est à constater entre les deux équipes. Avant le coup d'envoi, l'ambiance est même amicale. Les Iraniens offrent des bouquets de fleurs aux Américains et les vingt-deux joueurs posent ensemble pour la photo d'avant match. Dans les tribunes, l'atmosphère est un peu plus tendue, des supporters iraniens profitent de la mise en lumière de ce match pour afficher leur soutien à l'opposition iranienne en exil. Des chants sont même scandés contre Mohammad Khatami, alors Président de la République islamique d'Iran pourtant modéré et réputé ouvert sur l’Occident.
Le reste de la rencontre est classique de celui d’un match de Coupe du Monde entre deux équipes rêvant d’une qualification dans un groupe relevé. La domination dans ce match est à la faveur des Américains mais les occasions sont iraniennes. Les Perses s’imposent finalement 2-1 grâce à des buts de Hamid Reza Estili et Mehdi Mahdavikia, après avoir pourtant vu trois de leurs tirs s'échouer sur les montants de Kasey Keller. Durant le match, des échauffourées éclatent en tribunes, mais les affrontements concernent en réalité différents groupes de supporters iraniens en raison de différends politiques.
Au pays, la victoire iranienne est célébrée avec excès et défiance vis-à-vis du régime, qui récupère politiquement cette victoire évoquant “le goût amer de la défaite” américaine. Côté américain, ce sont plutôt les joueurs qui se sont exprimés quelque temps après la rencontre. David Régis, défenseur de la team USA, affirme que les acteurs de la rencontre ont eu “l’impression d’être désignés comme des diplomates”. Tab Ramos, lui, estime que ses coéquipiers ont tout fait pour “dépolitiser au maximum la rencontre” et n’ont gardé que le sportif en tête après leur mauvaise entrée en lice. Il deviendra même ami avec l’un de ses adversaires iraniens, Mohammad Khakpour, lorsque celui-ci rejoindra son club de MetroStars (futur New York Red Bulls) un an plus tard. Finalement, les deux équipes sont éliminées dès les phases de poules.
Plus d'enjeux en 2022 ?
Un peu plus de vingt-quatre ans plus tard, cette affiche inédite revoit le jour dans le groupe B de la Coupe du Monde 2022. L’Iran, meilleure sélection asiatique au classement FIFA, s’est qualifiée avec brio. Elle sort très facilement de son groupe au deuxième tour de qualification en infligeant notamment deux roustes mémorables au Cambodge (14-0 et 10-0) et en se classant juste devant le rival irakien. La team Melli a ensuite déroulé lors du troisième tour beaucoup plus relevé, avec notamment les présences de la Corée du Sud et de l’Irak à nouveau, et s’est directement qualifiée pour le Mondial sans passer par la case “barrages”.
Les Américains ont rencontré plus de difficultés. S’ils sont restés invaincus à domicile dans le tournoi de qualifications, ils se sont fait plus de frayeurs hors de leurs terres. Au final, la team USA a échappé de justesse au barrage intercontinental face à la Nouvelle-Zélande puisqu’à égalité de points avec le Costa Rica, la décision ne s’est faite qu’à la différence de buts.
Les deux sélections ont donc décroché sportivement leur ticket pour le Mondial, mais les joueurs iraniens auraient pu ne pas fouler les pelouses qataris. En effet, certains se sont opposés à la participation de l’Iran en raison de sa proximité avec la Russie et particulièrement dans le contexte de la guerre en Ukraine puisque des missiles iraniens ont touché le sol ukrainien. Le Shakhtar Donetsk, club de la région du Donbass, a réclamé publiquement à la FIFA la disqualification de la sélection iranienne pour ces raisons, en vain.
Il faut noter aussi que l’Iran se rend à cette Coupe du Monde dans un contexte de grande instabilité dans son pays, une révolution est en train de se former contre le régime en place. Tout a commencé avec la mort de Mahsa Amini, arrêtée trois jours auparavant pour “port du voile inappropriée”. Les femmes iraniennes sont alors descendues dans les rues pour protester contre les lois étouffantes à leur égard, puis le mouvement s’est étendu à l’ensemble de la population qui estime en avoir assez vu avec les Mollahs et les Pasdarans.
Sur le plan purement sportif également cette rencontre présente un enjeu fort. En effet, après les deux premiers matchs, l’Iran est deuxième du groupe avec trois points et les États-Unis sont en troisième position avec deux points. Le vainqueur décrochera vraisemblablement une place pour les huitièmes de finale, ce qui serait une première dans l’histoire du football iranien. Sur leurs deux premières rencontres, Iraniens et Américains ont laissé une impression assez mitigée. Les premiers ont semblé désemparés face à l’armada offensive anglaise lors de la première journée en prenant six buts, Mehdi Taremi a tout de même sauvé l’honneur avec un doublé, dont un pénalty à la 90+13ème minute de jeu. Le deuxième match face aux Gallois a permis aux Iraniens de rester dans la course. Bénéficiant d’un carton rouge écopé par Wayne Hennessey en fin de match, ils se sont imposés grâce à des buts de Roozbeh Cheshmi et Ramin Rezaeian à la 90+8 et 90+11ème minute. Les Américains ont de leur côté soldé leurs deux premiers matchs sur des nuls. Contre les gallois d’abord avec un but de Timothy Weah, le second sur un score vierge face à l’Angleterre. Sur le papier, la force de cette équipe réside dans son animation offensive avec des noms comme Weah, Pulisic ou McKennie, mais dans les faits ça peine un peu plus à concrétiser.
Comme en 1998, l’enjeu de ce match ne s’en tiendra pas qu’au football en atteste le drapeau iranien dénué du symbole du régime islamique que la fédération américaine a partagé sur les réseaux sociaux. Et même si les joueurs iraniens ont refusé de chanter l’hymne de leur pays en soutien aux protestations du peuple, il sera toutefois surtout question d’arriver à se qualifier pour la phase finale de la compétition.
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